À quoi ressemblera l’ordre mondial de demain ? — Problèmes mondiaux


Marc SaxerAvis de Marc Saxer (Bruxelles, Belgique)mardi 21 novembre 2023Inter Press Service

Si la rivalité entre les systèmes sino-américains dégénère en une nouvelle guerre froide, nous pourrions voir un ordre bipolaire de blocs concurrents redevenir réalité. Toutefois, si les centres de pouvoir restants parviennent à conserver leur autonomie stratégique, le monde de demain restera probablement un monde multipolaire.

Cette évolution mondiale a des conséquences fondamentales pour l’ordre mondial. L’érosion de l’hégémonie des démocraties libérales occidentales signifiera-t-elle la fin de l’ordre mondial libéral ? Les institutions multilatérales cofondées par les États-Unis, ainsi que leurs fondements normatifs, peuvent-ils survivre si le « gendarme du monde » n’a plus ni le pouvoir ni la volonté de les garantir ?

Des institutions universelles ouvertes à tous les États et dont les normes s’imposent à tous existeront-elles encore à l’avenir ? Pour le dire encore plus clairement, la nature universelle des droits de l’homme peut-elle survivre dans un monde multipolaire où des civilisations aux valeurs différentes se font concurrence ?

Marc SaxerLa montée du particularisme antilibéral

Jetons un coup d’œil à la dimension idéologique de la lutte pour l’ordre mondial de demain. L’ordre libéral est remis en question tant au niveau national qu’international par des concepts d’ordre concurrents. En Occident, l’universalisme libéral subit la pression de différentes formes de particularisme antilibéral.

L’extrême droite démantèle l’État de droit et transforme les républiques libérales dotées de droits minoritaires forts en démocraties majoritaires antilibérales. Leur objectif est de limiter la participation démocratique et les bienfaits de l’État-providence à une majorité nativiste. Comme le montrent les campagnes « America First » et Brexit, les populistes de droite tentent de se libérer des chaînes du droit international qui entravent leur objectif de transformation antilibérale de l’État et de la société.

Pourtant, la gauche identitaire n’est pas non plus étrangère au tribalisme particulariste. L’incitation de personnes de couleurs de peau, d’origines, de religions ou d’identités sexuelles différentes les unes contre les autres sape l’éthos égalitaire de la république. Les tentatives visant à limiter la liberté d’expression des dissidents, à relativiser culturellement les violations de la loi ou à contourner le système parlementaire au moyen de commissaires politiques découlent d’un esprit antilibéral. En fin de compte, la condamnation sélective des violations des droits de l’homme tourne en dérision les idées universalistes de l’égalité des droits pour tous.

Si ces formes de particularisme peuvent affecter la politique de l’État, l’engagement de l’Occident envers les normes universelles s’en trouve fragilisé. Il est vrai que la Chine et la Russie instrumentalisent les critiques des pays du Sud à l’égard des deux poids, deux mesures de l’Occident à leurs propres fins. Mais c’est l’Occident lui-même qui a porté atteinte à sa propre autorité morale en violant le droit international à Abou Ghraib et à Guantanamo.

Cette perte de légitimité et cette relative perte de pouvoir affaiblissent la capacité de l’Occident à s’affirmer. Partout où des forces isolationnistes ou nationalistes arrivent au pouvoir, on constate également un manque de volonté politique pour défendre le droit international et les droits de l’homme dans le monde. Ce n’est pas de bon augure pour l’avenir de l’ordre mondial libéral et de ses valeurs fondamentales universelles.

La Russie et la Chine

Les critiques des pays du Sud à l’égard de la propagation néoconservatrice de la démocratie par la force des armes soulignent qu’il y a toujours eu des partisans d’un empire américain à Washington, et qu’il y en a encore aujourd’hui. En Russie et en Chine, en particulier, les variantes défensives et offensives des concepts d’ordre néo-impérial attirent de plus en plus l’attention.

Sur la défensive, la Russie et la Chine appellent à la non-intervention de l’Occident libéral dans les affaires internes de leurs civilisations. Du côté offensif, en recourant à leur histoire impériale, ils revendiquent une position de centre de pouvoir indépendant dans un ordre mondial organisé hiérarchiquement.

La Russie a idéologiquement déguisé sa tentative d’utiliser la force armée pour créer une sphère d’influence exclusive en établissant une distinction entre une civilisation eurasienne vitale et une civilisation occidentale décadente. Ironiquement, ces fantasmes néo-impériaux sont particulièrement populaires dans les cercles nationalistes de « l’Occident décadent ». Peut-être que la popularité renouvelée de la thèse de Huntington sur le « choc des civilisations » vient du désir particulier de diviser un monde chaotique en tribus composées de « gens qui sont comme nous » et de « gens qui ne le sont pas ».

La Chine, quant à elle, promeut, en référence à sa haute culture millénaire, l’idée selon laquelle les civilisations peuvent vivre en harmonie si leurs propres cultures et traditions sont respectées. Au lieu de l’universalité des droits de l’homme, l’« Initiative de civilisation mondiale » de Pékin parle de « valeurs communes de l’humanité », que chaque culture doit interpréter dans le respect de « ses propres conditions et caractéristiques uniques ».

Dans le cadre des Nations Unies, la Chine défend sa propre interprétation, qui place le droit au développement économique et social au-dessus des droits politiques et civils. Le philosophe Zhao Tingyang réintroduit l’ancien système Tianxia (« tout sous le ciel ») comme superstructure normative d’un ordre mondial aux caractéristiques chinoises. Les critiques craignent que toutes ces redécouvertes de concepts issus de l’histoire impériale chinoise cachent une tentative de justifier l’hégémonie de l’ancien et du nouvel Empire du Milieu en Asie.

Les tentatives de la Chine visant à porter atteinte à l’égalité, à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de ses voisins suscitent autant d’indignation que les interventions humanitaires de l’Occident, que les critiques qualifient de stratagèmes cyniques visant à utiliser les droits universels comme prétexte pour s’immiscer dans les affaires intérieures d’un pays. Dans les pays du Sud, les principes westphaliens inscrits dans la Charte des Nations Unies s’opposent à l’empiétement des idées d’ordre impériales et libérales.

Au lieu d’un ordre hiérarchique dans lequel les États vassaux se regroupent autour de pôles impériaux, ils insistent sur le fait que tous les États-nations souverains sont égaux devant le droit international, malgré les asymétries de taille et de pouvoir. Le principe d’intégrité territoriale vise à mettre un terme aux attaques violentes provenant des centres impériaux.

D’un autre côté, le principe de non-ingérence est défendu contre les interventions humanitaires des internationalistes libéraux et les programmes d’ajustement structurel des institutions de gouvernance mondiale. Ce ressentiment contre l’ingérence extérieure est la raison pour laquelle le récit occidental de rivalité systémique entre démocratie et autocratie trouve si peu de résonance dans les pays du Sud.

Trouver un consensus dans un monde multipolaire

Depuis sa fondation dans la Paix de Westphalie en 1648, le système international d’États a été conçu sans autorité centrale. L’hégémonie américaine assumant sélectivement le rôle de « gendarme du monde » après la fin de la guerre froide n’a toujours été qu’un piètre substitut.

À l’avenir, il est peu probable que Washington ait la volonté ou le pouvoir de sanctionner les violations des normes universelles. La question cruciale est donc de savoir si, dans un monde multipolaire et donc normativement pluraliste, dans lequel des civilisations ont des valeurs et des expériences historiques différentes, un consensus minimum unilatéral peut être formé sur la base du seul volontarisme.

La conception de l’ordre qui finira par prévaloir dépendra de l’équilibre des forces dans la lutte pour l’ordre mondial de demain. Si l’Occident veut maintenir un ordre libéral, il devra s’abstenir de toute intrusion d’un interventionnisme humanitaire, perçu comme impérialiste, et de deux poids, deux mesures en ce qui concerne l’application des normes universelles.

Cela ne signifie pas abandonner les valeurs fondamentales de la démocratie et des droits de l’homme, mais plutôt s’abstenir de diffuser ces valeurs au moyen de la force armée et de la coercition économique. Bien entendu, la capacité de l’Occident à mettre en œuvre ce changement dépendra notamment de l’issue du conflit interne entre les particularistes antilibéraux et les universalistes libéraux.

D’un point de vue progressiste, l’engagement universaliste en faveur de l’égalité des droits pour tous est l’antidote le plus efficace aux jeux à somme nulle entre tribus identitaires, qui font stagner la société dans son ensemble.

Pour éviter un choc mondial des civilisations, dans lequel chaque culture relativise les règles de coexistence, nous devons nous en tenir aux normes universalistes. Si les normes qui sous-tendent actuellement l’ordre mondial, avec leurs connotations chrétiennes et naturelles, ne sont plus acceptables pour tous, un dialogue égal entre les civilisations est nécessaire pour déterminer quels principes universels peuvent à la place faire l’objet d’un accord.

L’inquiétude est cependant qu’un débat raisonné sur l’intérêt personnel éclairé de l’Occident dans la préservation d’un ordre international ancré dans des normes universellement applicables risque d’être noyé dans le vacarme de guerres culturelles moralement chargées.

Les partisans d’un concert des grandes puissances rappellent que le respect des zones d’influence exclusives des superpuissances a empêché la guerre froide de dégénérer en guerre chaude (par exemple lors de la crise des missiles de Cuba). Le prix de cette stabilité relative dans les centres impériaux est cependant des guerres par procuration sans fin à la périphérie. Le rejet des concepts d’ordre néo-impérialistes se nourrit également de la réticence de l’écrasante majorité des États à se plier à la domination d’un pôle.

De grandes parties du Sud – y compris des voix importantes en Chine et en Europe de l’Est – plaident pour la renaissance d’un ordre westphalien d’États égaux et souverains. Si l’Occident manque de volonté politique et de pouvoir pour préserver l’ordre libéral, le maintien d’une coexistence pacifique fondée sur les principes d’égalité, de souveraineté et d’intégrité territoriale de tous les États énoncés dans la Charte des Nations Unies pourrait bien être le meilleur des pires mondes.

Marc Saxer coordonne le travail régional de la Friedrich-Ebert-Stiftung (FES) dans la région Asie-Pacifique. Auparavant, il a dirigé les bureaux de FES en Inde et en Thaïlande, ainsi que le département Asie-Pacifique de FES.

Source : International Politics and Society (IPS)-Journal publié par l’Unité d’analyse politique internationale de la Friedrich-Ebert-Stiftung, Hiroshimastrasse 28, D-10785 Berlin

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